René Guénon est-il victime du paradoxe de l’inclassable, du génie méconnu ? Devenu — pour « ceux qui savent » — une référence incontournable en matière d’ésotérisme et de spiritualité, il reste ignoré de l’intelligentsia officielle comme du grand public. Alors que son influence, discrète, se fait sentir chez les intellectuels de toute confession (en particulier musulmans), sa mémoire demeure confinée à des cercles restreints. Elle est aussi parfois récupérée par des extrémistes de droite.
Mais qui était Guénon ? Un illuminé réactionnaire et syncrétiste ou bien une boussole spirituelle dans le labyrinthe de la modernité ? Mérite-t-il de sortir de son « ghetto » ?
Né en 1886 dans la bourgeoisie catholique de province, Guénon abandonne ses études de mathématiques en 1906 pour s’adonner à la quête spirituelle. Il fait la connaissance de Papus, puis celle de Fabre des Essarts, dit Synésius, le « patriarche de l’Église gnostique » qui lui permettra de fonder une revue, La Gnose, où Guénon fait connaître ses idées que l’on retrouvera dans deux livres : L’homme et son devenir selon le Vedânta et Le Symbolisme de la Croix. Hors des étroits sentiers du catholicisme d’alors, il écume chapelles occultistes et loges maçonniques du Paris de 1900. Jusqu’à ce que de mystérieux informateurs orientaux — probablement hindouistes — lui fasse rencontrer l’ »orthodoxie traditionnelle ». Guénon lui consacrera sa vie et son œuvre.
En 1912, il se marie, et il s’oriente vers le soufisme sous la direction du peintre suédois Gustav Agueli, converti à l’islam et devenu Abdul-Hâdi. L’ésotérisme musulman deviendra pour Guénon le dernier jalon de la chaîne initiatique.
En 1917, il est professeur de philosophie à Sétif, en Algérie.
En 1921, paraissent ses premiers livres, et d’abord l’Introduction générale aux doctrines hindoues, où il expose la théorie des cycles : le monde actuel traverse le kali-yuga (l’ère sombre), il se détruira avant de renaître. En même temps il publie Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion et L’Erreur spirite. Puis ce seront l’Ésotérisme de Dante et Le Roi du monde, où Guénon reprend la thèse d’un centre caché du monde.
Il perd sa femme en 1928, traverse une phase dépressive et finalement s’exile au Caire où il se convertit et devient sheikh en 1934, il épouse une musulmane, fille d’un chef spirituel (son « nomen » sera Abd el Wahed Yekin, le « Serviteur de l’Unique », et il se rattachera à la branche shadite du soufisme). Il continuera d’écrire — citons : Le Règne de la quantité et le signe des temps et Aperçus sur l’initiation) — jusqu’à sa mort en 1951.
Ignoré des institutions, Guénon marqua les esprits au-délà des clivages culturels et religieux. Il inaugura une école intellectuelle qui se veut elle aussi « traditionnelle ». Son œuvre est la « bible » de l’« universalisme traditionnel ». Embrassant symboles, rituels et doctrines des principales religions, il en dévoile l’unique noyau spirituel ésotérique : la « Tradition Primordiale ». Cette « vérité métaphysique », d’origine divine, se transmet par une lignée ininterrompue d’initiés. Hindouisme, taoïsme, bouddhisme, judaïsme, christianisme et islam sont envisagés comme des adaptations de cette vérité transcendante à un contexte spirituel spécifique. Ces « spiritualités authentiques » sont appelées à façonner des sociétés « traditionnelles ». Pour Guénon, celles-ci doivent permettre la rencontre du divin, la « réalisation spirituelle ». Il y voit les meilleurs ordres collectifs possibles et n’aura de cesse de les défendre face à l’individualisme, au matérialisme et aux « contrefaçons spirituelles » de l’impérialisme occidental moderne.
Quitte à prendre la pensée unique à rebrousse-poil, il attire l’attention sur l’impasse anthropologique d’un humanisme athée. Adversaire des crispations identitaires comme du syncrétisme, Guénon ouvre les voies d’un authentique dialogue interreligieux. Surtout, il apporte des critères de discernement dans l’actuel supermarché du religieux, où le spirituel est souvent confondu avec le « psychique ». Si sa revendication d’infaillibilité et sa hautaine sécheresse peuvent agacer, la rigueur conceptuelle et l’ampleur de ses vues forcent néanmoins l’intérêt.
Reste que malgré son extraordinaire perspicacité Guénon n’a pas compris qu’une chose n’est pas vraie parce qu’elle est « traditionnelle », mais qu’elle est « traditionnelle » parce qu’elle est vraie, cette attitude l’a conduit à nier l’initiation spontanée et à dénier la légitimité des ésotérismes modernes.
J’ai la conviction que le myste n’est pas le dépositaire d’une vérité, mais il se découvre tel en rencontrant Dieu, l’univers et lui-même. Chaque anneau de la Tradition a été forgé par un révolutionnaire et la « parole perdue » ne se retrouve que lors d’une création.