Deux liturgies du Graal

Le Graal est le sommet de l’imagination mythique occidentale depuis l’Antiquité. Les textes sont parfois difficiles à établir, les versions différentes, mais ce qui importe vraiment c’est l’existence d’un fond commun. Ses éléments, les épreuves des chevaliers, le château mystérieux et la coupe de vie, le roi pêcheur ou méhaigné, le siège périlleux, etc., plus ou moins diversement combinés retracent évidemment les étapes d’une conquête initiatique. On peut en chercher la liaison avec d’autres manifestations à peu près contemporaines, comme le catharisme. On peut surtout en chercher les origines dans un très lointain passé, du côté de l’orphisme ou du manichéisme. Le Graal est à son époque la grande forme d’un mythe de la destinée, de la vocation et du salut. Il témoigne de la persistance aux frontières du monde catholique d’une mythologie préchrétienne. Ce qu’il exprime dans une symbolique dont les éléments relèvent sans doute de l’inconscient collectif de l’humanité et pourraient se retrouver un peu partout, c’est un secret de la sagesse païenne retrouvé à la fine pointe de la civilisation courtoise, à l’heure la plus humaniste du Moyen Age.

Ce mythe auquel Chrétien de Troyes donna une forme littéraire dans son roman de Perceval fut ensuite consciemment baptisé, christianisé par les moines. Opération à double sens et dont, pour nous, le résultat est très loin d’être négatif : si elle coupe gravement la légende du Graal de son arrière-plan païen, elle permet aussi d’entrevoir certaines liaisons profondes de la Vérité chrétienne avec la vérité traditionnelle. Aussi avons-nous choisi de donner deux extraits différents, mais sur un même thème, celui de la liturgie du Graal, qui a été l’objet de tant d’interprétations et de commentaires savants, où l’on a vu une cérémonie païenne et aussi bien une description transposée de la Grande Entrée dans le cérémonial de l’Église grecque. La première liturgie est empruntée au roman de Chrétien de Troyes, œuvre qui date environ de 1180 la seconde liturgie à La Queste del Saint Graal, christianisée, œuvre d’un moine cistercien du XIIIe siècle.

Première liturgie

Des flambeaux illuminaient la salle d’une telle clarté qu’on ne pourrait trouver au monde un hôtel éclairé plus brillamment. Tandis qu’il cause à loisir, paraît un valet qui sort d’une chambre voisine, tenant par le milieu de la hampe une lance éclatante de blancheur. Entre le feu et le lit où siègent les causeurs il passe, et tous voient la lance et le fer dans leur blancheur. Une goutte de sang perlait sur la pointe du fer de la lance et coulait jusqu’à la main du valet qui la portait. Le nouveau venu (Perceval) voit cette merveille et se raidit pour ne pas s’enquérir de ce qu’elle signifie. C’est qu’il lui souvient des enseignements de son maître en chevalerie : S’il pose une question, il craint qu’on ne le tienne à vilenie. Il reste muet.

Alors viennent deux autres valets, deux forts beaux hommes, chacun en sa main un lustre d’or niellé ; dans chaque lustre brûlaient six cierges pour le moins. Puis apparaissait un graal, que tenait entre ses deux mains une belle et gente demoiselle noblement parée, qui suivait les valets. Quand elle fut entrée avec le graal, une si grande clarté s’épandit dans la salle que les cierges pâlirent, comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève. Après cette demoiselle en venait une autre, portant un tailloir d’argent. Le graal qui allait devant était de l’or le plus pur ; des pierres précieuses y étaient serties, des plus riches et des plus variées qui soient en terre ou en mer ; nulle gemme ne pourrait se comparer à celles du graal. Tout ainsi que passa la lance devant le lit, passèrent les demoiselles pour disparaître dans une autre chambre. Le valet vit leur cortège et, fidèle à la leçon du sage prud’homme, n’osa demander qui l’on servait de ce graal. Je crains que les choses ne se gâtent, car j’ai ouï conter que parfois trop se taire ne vaut guère mieux que trop parler. Qu’il lui en vienne heur ou malheur, le valet garde le silence.

Le seigneur commande de donner de l’eau et de mettre les nappes. Les serviteurs obéissent. Pendant que le seigneur et le valet lavent leurs mains dans une eau chauffée à point, deux valets apportent une large table d’ivoire, toute d’une pièce, et la tiennent un moment devant le seigneur et son hôte, tandis que les autres valets apportent deux tréteaux dont le bois a un double mérite : étant d’ébène il a la durée, et on s’efforcerait en vain de la brûler ou de le faire pourrir : ce sont là deux dangers qui ne sauraient l’atteindre. Sur ces tréteaux la table est posée et sur la table on met la nappe. Que dire de cette nappe ? Légat, ni cardinal, ni pape ne mangera jamais sur une plus blanche. Le premier mets est une hanche de cerf assaisonnée au poivre et cuite dans sa graisse. Il ne leur manque ni vin clair ni râpé qu’ils boivent dans une coupe d’or. Un valet tranche la hanche de cerf sur un tailloir d’argent et place les morceaux sur un large gâteau.

Par devant les convives passe une seconde fois le graal, et le valet ne demande pas qui l’on en sert. Il pense au prud’homme qui si gentiment le mit en garde contre le trop parler, et l’avis est toujours présent à sa mémoire. Mais il se tait plus qu’il ne convient. Car à chaque nouveau mets qu’on place devant eux, il voit repasser devant lui le graal tout découvert, et il ne sait toujours pas qui l’on en sert. Non qu’il ne désire le savoir. Mais il sera temps de le demander, pense-t-il, à un des valets de la cour, quand il prendra congé au matin du seigneur et de tous ses gens. Ainsi, il remet sa question au lendemain et en attendant fait honneur au repas.

La table est servie à profusion de tous les mets qui font l’ordinaire des rois, des comtes et des empereurs, et les vins sont des plus choisis et des plus plaisants. Après le repas, tous deux passèrent la veillée à causer, tandis que les valets dressent les lits et apprêtent le fruit pour le coucher : dattes, figues et noix muscades, girofle et grenades électuaires pour la fin, et encore pâte au gingembre d’Alexandrie, gelée aux aromates. Après quoi ils burent maints breuvages, vin au piment, où il n’y avait ni miel ni poivre, et bon vin de mûre, et clair sirop.

Le valet s’émerveille : il n’était pas habitué à ce régime. Enfin le prud’homme lui dit : « Ami, il est l’heure du coucher ; si vous le permettez, je vais retrouver mon lit dans ma chambre et vous dormirez ici, quand il vous conviendra. Je n’ai nul pouvoir sur mon corps et il faut qu’on m’emporte ».

Aussitôt quatre sergents robustes sortent d’une chambre et saisissent aux quatre coins la courtepointe sur laquelle il était étendu et le convoient ainsi dans sa chambre. Avec l’étranger étaient restés des valets pour le servir et prendre soin de lui. Quand il lui plut, ils le déchaussèrent, le dévêtirent et le mirent au lit dans des draps blancs de lin fin.

Chrétien de Troyes, Perceval le Gallois, mis en français moderne par Lucien FOULET, Stock.

Seconde liturgie

A l’heure de vêpres, le temps changea et s’obscurcit ; un grand vent se leva et entra dans la salle, si chaud que plusieurs crurent en être brûlés et que d’autres se pâmèrent de frayeur. Une voix dit : « Que ceux qui ne doivent pas s’asseoir à la table de Jésus-Christ s’en aillent, car voici le temps où les vrais chevaliers vont être nourris de céleste nourriture. »

A ces mots, tous sortirent de la salle sans plus attendre, sauf le Roi Pellès, qui était prud’homme de très sainte vie, Elyézer, son fils, et une pucelle, nièce du roi, la plus religieuse qu’il y eût alors en tous pays Avec eux demeurèrent les trois compagnons (Galaad, Perceval et Bohort), pour voir qu’elle manifestation leur réservait Notre-Seigneur. Au bout d’un instant, ils virent entrer par la porte neuf chevaliers armés qui quittèrent leurs heaumes et leurs armures, puis, s’inclinant devant Galaad, lui dirent : « Sire, nous sommes venus en grande hâte pour nous asseoir avec vous à la table où nous sera partagé le haut manger ». Galaad leur répondit qu’ils arrivaient à temps puisque lui-même et ses compagnons étaient là depuis peu. Tous s’assirent dans la salle, et Galaad leur demanda d’où ils venaient. Trois d’entre eux répondirent qu’ils étaient de Gaule, trois d’Irlande, et les trois autres de Danemark.

Tandis qu’ils parlaient, ils virent sortir d’une chambre un lit de bois, porté par quatre demoiselles, où gisait un prud’homme qui semblait tout meurtri et avait sur la tête une couronne d’or. Elles le déposèrent au milieu de la salle et se retirèrent. Le prud’homme leva la tête et dit à Galaad : « Sire, soyez le bienvenu ! J’ai beaucoup désiré votre venue, en telle souffrance qu’un autre ne l’eût pas supportée longtemps. Mais, s’il plaît à Dieu, voici venu le temps où ma peine sera soulagée, et où je quitterai ce monde ainsi qu’il m’a été promis. »

Cependant, ils entendirent une voix qui disait : « Que ceux qui n’ont pas été compagnons de la Quête du Saint-Graal sortent d’ici ; ils n’ont pas droit d’y demeurer plus longtemps. » Aussitôt le Roi Pellès, son fils Elyézer et la pucelle quittèrent la salle. Il n’y resta que ceux qui se reconnaissaient pour les compagnons de la Quête. A ce moment ils crurent voir descendre du ciel un homme vêtu comme un évêque, la crosse à la main et la mitre sur la tête. Quatre anges qui le portaient sur un siège splendide le déposèrent auprès de la table où était le Saint-Graal. L’homme qui ressemblait à un évêque avait au front des lettres qui disaient : « Voici Joseph, premier évêque que Notre Sire consacra à la cité de Sarraz, au palais spirituel. » Les chevaliers lisaient bien ces lettres, mais se demandaient avec surprise ce qu’elles pouvaient signifier, puisque ce Joseph dont elles parlaient était mort depuis plus de trois cents ans. Il se mit à leur parler : « Ah ! Chevaliers de Notre-Seigneur, sergents de Jésus-Christ, ne vous étonnez pas de me voir devant vous comme je suis auprès de ce Saint-Vase de même que je le servis quand j’étais créature terrienne, de même je le sers maintenant en esprit. »

Puis, il s’approcha de la table d’argent et se prosterna, coudes et genoux à terre, devant l’autel. Il y était depuis un long moment lorsqu’il entendit la porte de la chambre s’ouvrir avec fracas. Il regarda de ce côté, et tout le monde en fit autant, pour voir paraître les anges qui avaient apporté Joseph ; deux d’entre eux portaient des cierges, le troisième une toile de soie vermeille, et le quatrième une lance qui saignait si abondamment que les gouttes tombaient à flots dans la boîte qu’il tenait de l’autre main. Les deux premiers mirent les cierges sur la table ; la troisième déposa la soie auprès du Saint-Vase ; le quatrième tint la lance toute droite au-dessus du Saint-Vase, de telle façon que le sang qui ruisselait le long de la hampe y tombait. Lorsque ce fut fait, Joseph se redressa, releva un peu la lance au-dessus du Saint-Vase et le couvrit de la toile.

Puis Joseph fit comme s’il entrait au sacrement de la messe. Au bout d’un moment, il pris dans le Saint-Vase une hostie faite en semblance de pain et, lorsqu’il l’éleva, une figure d’enfant descendit du ciel, qui avait le visage rouge et embrasé comme du feu ; elle entra dans l’hostie et tous ceux qui étaient dans la salle virent nettement que le pain prenait forme d’homme charnel. Joseph le tint un moment levé, puis le remis dans le Saint-Vase.

Lorsque Joseph eut fait tout ce qui incombe au prêtre pour l’Office de la messe, il vint à Galaad, le baisa et lui dit de baiser à son tour ses frères. Galaad le fit. Puis Joseph dit : « Sergents de Jésus-Christ, qui avez pris peine et travaux pour voir une partie des merveilles du Saint-Graal, asseyez-vous à cette table ; vous y serez nourris, de la main même de votre Sauveur, de la meilleure nourriture dont chevalier ait jamais goûté. Et vous pourrez dire que votre peine n’est pas perdue, puisque vous en aurez la plus haute récompense du monde. » Ayant ainsi parlé, Joseph disparut sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu. Ils s’assirent alors à la table, non sans grande frayeur, et le visage tout inondé de tendres pleurs.

Ils virent alors sortir du Saint-Vase un homme tout nu, dont les pieds et les mains et le corps saignaient, et qui leur dit : « Mes chevaliers, mes sergents, mes loyaux fils, vous qui dans cette vie mortelle êtes devenus créatures spirituelles, et qui m’avez tant cherché que je ne puis plus me cacher à vos yeux, il convient que vous voyiez une part de mes mystères et de mes secrets, puisque vos exploits vous ont menés jusqu’à ma table où aucun chevalier ne s’est assis depuis le temps de Joseph d’Arimathie. Pour le reste, il en ont eu la part qui revient aux bons serviteurs, c’est-à-dire que les chevaliers de céans et maints autres ont été nourris de la grâce du Saint-Vase ; mais ils ne l’ont pas eue aussi directement que vous l’aurez maintenant. Recevez donc la haute nourriture que vous désiriez depuis si longtemps et pour laquelle vous avez subi tant de labeurs. »

Il pris le Saint-Vase et s’approcha de Galaad. Celui-ci s’agenouilla et reçut joyeusement son Sauveur, les mains jointes. Les autres tour à tour, firent de même, et chacun fut certain qu’on lui avait mis dans la bouche l’hostie entière. Lorsqu’ils eurent tous reçu la haute nourriture, si merveilleusement douce qu’ils pensaient avoir en leur corps toutes les suavités du monde. Celui qui les avait nourris ainsi dit à Galaad : « Fils, toi qui es aussi pur que peut l’être un homme terrestre, sais-tu ce que je tiens entre mes mains ? – Non point, fit Galaad, à moins que vous ne me le disiez. – C’est, dit-il, le plat dans lequel Jésus-Christ mangea l’agneau avec ses disciples le jour de Pâques. C’est le plat qui a servi à tous ceux que j’ai jugés mes bons serviteurs. C’est le plat que jamais un mécréant ne vit qu’il n’en fût accablé. Et parce que ce plat fut au gré de toutes bonnes gens, on l’appelle le Saint-Graal. Tu as donc vu ce que tu as convoité et voulu voir. Mais tu ne l’as pas encore vu aussi manifestement que tu le verras au jour. Sais-tu où ce sera ? Dans la cité de Sarraz, au Palais spirituel. Il te faut donc y aller et accompagner ce Saint-Vase qui partira cette nuit du royaume de Logres où on ne le reverra jamais et où n’adviendra plus aucune aventure. Sais-tu pourquoi il s’en va d’ici ? Parce qu’il n’y est pas servi et honoré comme il convient par ceux de cette terre. Ils ont choisi une vie mauvaise et séculière, bien qu’ils aient été nourris de la grâce de ce Saint-Vase. Et puisqu’ils l’ont si mal récompensé, je les dépouille de l’honneur que je leur avait accordé. »

« Ainsi tu t’en iras demain matin jusqu’à la mer, et tu trouveras au rivage la nef où tu pris l’Épée-à-l’étrange-baudrier. Afin que tu ne sois pas seul, je veux que tu emmènes Perceval et Bohort. Toutefois, comme je désire que tu ne quittes pas ce pays sans avoir guéri le roi Méhaignié, je t’ordonne de prendre du sang de cette lance et de lui en oindre les jambes c’est la seule chose qui puisse le guérir. Ah ! Sire, fit Galaad, pourquoi ne permettez-vous pas que tous viennent avec moi ? – Parce que je ne le veux pas et parce que ceci doit être à la ressemblance de mes Apôtres. De même qu’ils mangèrent avec moi le jour de la Cène, de même vous mangerez aujourd’hui avec moi à la table du Saint-Graal. Et vous êtes douze tout comme il y a eu douze apôtres. Pour moi, je suis le treizième, qui dois être votre maître et votre pasteur. Ainsi que je les séparai les uns des autres et les envoyai à travers le monde entier pour prêcher la vraie loi, ainsi je vous sépare, les uns de ci, les autres de là. Et vous mourrez tous en ce service, à l’exception d’un seul d’entre vous. » Puis il leur donna sa bénédiction et disparut sans qu’ils pussent savoir ce qu’il était devenu, sinon qu’ils le virent monter vers le ciel.

Galaad s’approcha de la lance qui était couchée sur la table, toucha au sang, puis alla en oindre les plaies que le roi Méhaignié portait aux jambes. Aussitôt le roi s’habilla et quitta son lit sain et sauf, rendant grâce à Notre-Seigneur de l’avoir soudainement guéri. Il vécu longtemps encore, mais loin du monde, retiré dans un monastère de moines blancs. Et Notre Sire fit par amour de lui maints beaux miracles, que le conte ne rapporte pas ici parce qu’il n’en est pas besoin.

La Queste del Saint Graal, mise en français moderne par Albert BÉGUIN, L.U.F.

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